Dans ce dialogue intellectuel et intime, la romancière Annie Ernaux et la sociologue Rose-Marie Lagrave, issues de la même génération, se livrent à une réflexion sur leurs trajectoires sociales : elles évoquent autant leurs points communs - familles modestes, normandes, bercées par le catholicisme -, que la manière différente dont elles se conçoivent en tant que transfuges de classe. Elles partagent ici leurs parcours, leurs lectures (de Pierre Bourdieu à Virginia Woolf), leurs rapports au travail, à la reconnaissance et à la vieillesse, et donnent à penser l'amitié féministe et l'écriture comme voies vers l'émancipation.
«Écrire n'est pas pour moi un substitut de l'amour, mais quelque chose de plus que l'amour ou que la vie.» 15 janvier 1963 «Cette sensation terrible, toujours, d'être à la recherche de l'écriture inconnue, comme cela m'arrive de désirer une nourriture inconnue. Et je vois le temps passer, nécessité d'écrire contre le temps, la vieillesse.» 3 août 1990 «Écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l'on éprouve de façon individuelle:le corps, l'éducation, l'appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l'existence des autres, la maladie, le deuil. Je n'ai pas cherché à m'écrire, à faire oeuvre de ma vie:je me suis servie d'elle, des événements, généralement ordinaires, qui l'ont traversée, des situations et des sentiments qu'il m'a été donné de connaître, comme d'une matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l'ordre d'une vérité sensible.» juillet 2011
Ouvrier devenu petit commerçant, le père d'Annie espérait que sa fille, grâce aux études, serait mieux que lui.
«J'ai toujours eu envie d'écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d'autrui insoutenable. Mais quelle honte pourrait m'apporter l'écriture d'un livre qui soit à la hauteur de ce que j'ai éprouvé dans ma douzième année.»Annie Ernaux.
«Relisant ces pages, je m'aperçois que j'ai déjà oublié beaucoup de scènes et de faits. Il me semble même que ce n'est pas moi qui les ai transcrits. Ce sont comme des traces de temps et d'histoire, des fragments du texte que nous écrivons tous rien qu'en vivant. Pourtant, je sais aussi que dans les notations de cette vie extérieure, plus que dans un journal intime, se dessinent ma propre histoire et les figures de ma ressemblance.» Annie Ernaux.
Annie Ernaux est aujourd'hui, de façon incontestable, l'un des auteurs français les plus (re)connus dans le paysage littéraire contemporain, son oeuvre est traduite dans de nombreux pays et couronnée par de multiples prix (récemment encore le Prix Prince Pierre de Monaco). Ce volume qui lui est consacré permettra tout à la fois de satisfaire les lecteurs les plus érudits mais également de répondre à la curiosité littéraire d'un public de plus en plus large et fidèle. Mêlant regards critiques et interventions plus personnelles d'écrivains ou d'artistes, le Cahier explore autant les enjeux sociologiques, historiques et parfois psychanalytiques de l'oeuvre d'Annie Ernaux que sa sensibilité intime. La multitude des intervenants, issus de milieux aussi divers que le cinéma, le théâtre, la littérature, la chanson et la recherche littéraire, vise à mettre en valeur les nombreuses facettes du travail d'Annie Ernaux. Certaines parties mettent l'accent sur des ouvrages précis, L'Événement, Les Années et Mémoire de fille, quand d'autres abordent les thématiques qui traversent toute l'oeuvre ; écriture, voyages, engagement politique,... De nombreux extraits inédits du journal d'écriture d'Annie Ernaux témoignent par ailleurs du regard sans cesse éveillé que l'écrivaine pose sur le monde.
«Ça ne vaut plus le coup d'avoir mes règles. Ma tante a dit : t'as perdu ta langue, Anne ? t'étais plus causante avant. C'est plutôt la leur de langue que j'ai perdue. Tout est désordre en moi, ça ne colle pas avec ce qu'ils disent.» Histoire d'une adolescente comme les autres, qui cherche à communiquer, à comprendre. Mais rien, dans le langage de ses parents, de l'étudiant qu'elle a recontré, dans les mots des livres même, ne coïncide avec la réalité de ce qu'elle vit et elle se trouve renvoyée à la solitude.
«Ça ne vaut plus le coup d'avoir mes règles. Ma tante a dit : t'as perdu ta langue, Anne ? t'étais plus causante avant. C'est plutôt la leur de langue que j'ai perdue. Tout est désordre en moi, ça ne colle pas avec ce qu'ils disent.» Histoire d'une adolescente comme les autres, qui cherche à communiquer, à comprendre. Mais rien, dans le langage de ses parents, de l'étudiant qu'elle a recontré, dans les mots des livres même, ne coïncide avec la réalité de ce qu'elle vit et elle se trouve renvoyée à la solitude.
«En 2008, Michelle Porte, que je connaissais comme la réalisatrice de très beaux documentaires sur Virginia Woolf et Marguerite Duras, m'a exprimé son désir de me filmer dans les lieux de ma jeunesse, Yvetot, Rouen, et dans celui d'aujourd'hui, Cergy. J'évoquerais ma vie, l'écriture, le lien entre les deux. J'ai aimé et accepté immédiatement son projet, convaincue que le lieu - géographique, social - où l'on naît, et celui où l'on vit, offrent sur les textes écrits, non pas une explication, mais l'arrière-fond de la réalité où, plus ou moins, ils sont ancrés.»
«Souvent, depuis le début de notre relation, j'étais restée fascinée en découvrant au réveil la table non desservie du dîner, les chaises déplacées, nos vêtements emmêlés, jetés par terre n'importe où la veille au soir en faisant l'amour. C'était un paysage à chaque fois différent. Je me demande pourquoi l'idée de le photographier ne m'est pas venue plus tôt. Ni pourquoi je n'ai jamais proposé cela à aucun homme. Peut-être considérais-je qu'il y avait là quelque chose de vaguement honteux, ou d'indigne. En un sens, il était moins obscène pour moi de photographier le sexe de M. Peut-être aussi ne pouvais-je le faire qu'avec cet homme-là et qu'à cette période de ma vie.» Annie Ernaux.
« Depuis la parution de mon premier livre, Les armoires vides, il y aura bientôt 40 ans, je suis allée rencontrer des lecteurs dans beaucoup de villes, en France et dans le monde. Jamais à Yvetot, malgré l'invitation qui m'en avait été faite à plusieurs reprises. » Pour la première fois, le 13 octobre 2012, à la demande de la municipalité, Annie Ernaux accepte de rencontrer les habitants de la petite ville normande où elle a passé son enfance. C'est le texte émouvant de cette conférence inédite qui est publié ici, ce moment de réconciliation où l'écrivaine évoque en tant que « femme qui écrit » et « fille du pays », le lien qui unit sa mémoire de la ville et son écriture.
Une étape majeure pour l'auteure de La Place puisque cette petite ville cauchoise où ses parents tenaient un caféépicerie est au coeur de toute son oeuvre, le lieu qui « contient son histoire ».
« Comme ne l'est aucune autre ville pour moi, [Yvetot] est le lieu de ma mémoire la plus essentielle, celle de mes années d'enfance et de formation, cette mémoire-là est liée à ce que j'écris, de façon consubstantielle. Je peux même dire : indélébile. »
"J'importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu'à dix-huit ans, un monde ouvrier et paysan.
Toujours quelque chose de réel. J'ai l'impression que l'écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme "don". C'est la première fois qu'Annie Ernaux publie un livre d'entretiens. Avec Frédéric-Yves Jeannet, elle parle de sa venue à l'écriture, de sa manière de travailler, de ses raisons d'écrire. Cette édition est augmentée d'une postface inédite d'Annie Ernaux.
«J'ai toujours eu envie d'écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d'autrui insoutenable. Mais quelle honte pourrait m'apporter l'écriture d'un livre qui soit à la hauteur de ce que j'ai éprouvé dans ma douzième année.»Annie Ernaux.
Yvetot, un dimanche d'août 1950. Annie a dix ans, elle joue dehors, au soleil, sur le chemin caillouteux de la rue de l'École. Sa mère sort de l'épicerie pour discuter avec une cliente, à quelques mètres d'elle. La conversation des deux femmes est parfaitement audible et les bribes d'une confidence inouïe se gravent à jamais dans la mémoire d'Annie. Avant sa naissance, ses parents avaient eu une autre fille. Elle est morte à l'âge de six ans de la diphtérie. Plus jamais Annie n'entendra un mot de la bouche de ses parents sur cette soeur inconnue. Elle ne leur posera jamais non plus une seule question.
Mais même le silence contribue à forger un récit qui donne des contours à cette petite fille morte. Car forcément, elle joue un rôle dans l'identité de l'auteur. Les quelques mots, terribles, prononcés par la mère ; des photographies, une tombe, des objets, des murmures, un livret de famille : ainsi se construit, dans le réel et dans l'imaginaire, la fiction de cette " aînée " pour celle à qui l'on ne dit rien. Reste à savoir si la seconde fille, Annie, est autorisée à devenir ce qu'elle devient par la mort de la première. Le premier trio familial n'a disparu que pour se reformer à l'identique, l'histoire et les enfances se répètent de manière saisissante, mais une distance infranchissable sépare ces deux filles. C'est en évaluant très exactement cette distance que l'auteur trouve le sens du mystère qui lui a été confié un dimanche de ses dix ans.
«Ça suffit d'être une vicieuse, une cachottière, une fille poisseuse et lourde vis-à-vis des copines de classe, légères, libres, pures de leur existence... Fallait encore que je me mette à mépriser mes parents. Tous les péchés, tous les vices. Personne ne pense mal de son père ou de sa mère. Il n'y a que moi.» Un roman âpre, pulpeux, celui d'une déchirure sociale, par l'autrice de La place.
«J'ai retrouvé une lettre de P. dans un dossier de factures datant des années quatre-vingt. Une grande feuille blanche pliée en quatre, avec des taches de sperme qui avaient jauni et durci le papier, lui donnant une contexture transparente et granuleuse. Il y avait seulement écrit, en haut, à droite, Paris, 11 mai 1984, 23 heures 20, vendredi. C'est tout ce qu'il me reste de cet homme.» Passion sensuelle, amour maternel heurté, vertiges du transfuge, écriture-révolution, hommage à Pierre Bourdieu... En douze textes, composés entre 1984 et 2006, ce recueil est une invitation à découvrir l'écriture rare d'Annie Ernaux et à s'initier, pas à pas, à ses thèmes les plus obsessionnels et fondateurs.
«J'avais quitté W. Quelques mois après, il m'a annoncé qu'il allait vivre avec une femme, dont il a refusé de me dire le nom. À partir de ce moment, je suis tombée dans la jalousie. L'image et l'existence de l'autre femme n'ont cessé de m'obséder, comme si elle était entrée en moi. C'est cette occupation que je décris.»Annie Ernaux.
«[...] Je n'ai jamais rien su de ses activités qui, officiellement, étaient d'ordre culturel. Je m'étonne aujourd'hui de ne pas lui avoir posé plus de questions. Je ne saurai jamais non plus ce que j'ai été pour lui. Son désir de moi est la seule chose dont je sois assurée. C'était, dans tous les sens du terme, l'amant de l'ombre.[...] J'ai conscience de publier ce journal en raison d'une sorte de prescription intérieure, sans souci de ce que lui, S., éprouvera. À bon droit, il pourra estimer qu'il s'agit d'un abus de pouvoir littéraire, voire d'une trahison. Je conçois qu'il se défende par le rire ou le mépris, je ne la voyais que pour tirer mon coup. Je préférerais qu'il accepte, même s'il ne le comprend pas, d'avoir été durant des mois, à son insu, ce principe, merveilleux et terrifiant, de désir, de mort et d'écriture.»Annie Ernaux.
Il n'est jamais entré dans un musée, il ne lisait que Paris-Normandie et se servait toujours de son Opinel pour manger. Ouvrier devenu petit commerçant, il espérait que sa fille, grâce aux études, serait mieux que lui.Cette fille, Annie Ernaux, refuse l'oubli des origines. Elle retrace la vie et la mort de celui qui avait conquis sa petite «place au soleil». Et dévoile aussi la distance, douloureuse, survenue entre elle, étudiante, et ce père aimé qui lui disait:« Les livres, la musique, c'est bon pour toi. Moi, je n'en ai pas besoin pour vivre.»Ce récit dépouillé possède une dimension universelle.
«[...] Je n'ai jamais rien su de ses activités qui, officiellement, étaient d'ordre culturel. Je m'étonne aujourd'hui de ne pas lui avoir posé plus de questions. Je ne saurai jamais non plus ce que j'ai été pour lui. Son désir de moi est la seule chose dont je sois assurée. C'était, dans tous les sens du terme, l'amant de l'ombre.[...] J'ai conscience de publier ce journal en raison d'une sorte de prescription intérieure, sans souci de ce que lui, S., éprouvera. À bon droit, il pourra estimer qu'il s'agit d'un abus de pouvoir littéraire, voire d'une trahison. Je conçois qu'il se défende par le rire ou le mépris, je ne la voyais que pour tirer mon coup. Je préférerais qu'il accepte, même s'il ne le comprend pas, d'avoir été durant des mois, à son insu, ce principe, merveilleux et terrifiant, de désir, de mort et d'écriture.»Annie Ernaux.
«De 1985 à 1992, j'ai transcrit des scènes, des paroles, saisies dans le R.E.R., les hypermarchés, le centre commercial de la Ville Nouvelle, où je vis.
Il me semble que je voulais ainsi retenir quelque chose de l'époque et des gens qu'on croise juste une fois, dont l'existence nous traverse en déclenchant du trouble, de la colère ou de la douleur.»
«De 1985 à 1992, j'ai transcrit des scènes, des paroles, saisies dans le R.E.R., les hypermarchés, le centre commercial de la Ville Nouvelle, où je vis.
Il me semble que je voulais ainsi retenir quelque chose de l'époque et des gens qu'on croise juste une fois, dont l'existence nous traverse en déclenchant du trouble, de la colère ou de la douleur.» Annie Ernaux.
«Ma mère a été atteinte de la maladie d'Alzheimer au début des années 80 et placée dans une maison de retraite. Quand je revenais de mes visites, il fallait que j'écrive sur elle, son corps, ses paroles, le lieu où elle se trouvait. Je ne savais pas que ce journal me conduirait vers sa mort, en 86.»Annie Ernaux.
Ma mère a été atteinte de la maladie d'alzheimer au début des années 80 et placée dans une maison de retraite.
Quand je revenais de mes visites, il fallait que j'écrive sur elle, son corps, ses paroles, le lieu où elle se trouvait. je ne savais pas que ce journal me conduirait vers sa mort, en 86.